Une autre peau
© Le Point V
« L’onde continue sa course, se propage dans les plis du corps de la jeune femme, embrasse courbes et contours, laissant dans chaque muscle une douce tension, comme un appel à la délivrance, alors que les cercles tracés par ses doigts se resserrent.»
Première création du collectif, ce texte est paru en novembre 2020 sur le Lausanne Bondy Blog.
Alice, assise auprès de sa sœur dans l'herbe, commence à s'ennuyer de rester là à ne rien faire. Elle lèche son index pour attraper les dernières miettes de gâteau au citron incrustées dans le papier alu - vestiges de la fête d'anniversaire de la veille. C'est un dimanche qui se ressemble, entre prélassement et mauvaise conscience d'être improductive. Alice se lève de son linge en époussetant les brins d'herbe et les fourmis sur ses jambes.
- Tu m'accompagnes dans l'eau ?
- Vas-y sans moi, lui répond la voix cassée de Rachel, j'ai encore trop la gueule de bois pour avoir envie de me baigner.
Alice s'avance vers la rive sur la pointe des pieds, pour limiter le contact entre sa peau et le gravier du petit chemin qui sépare l'étendue d'herbe où se languit Rachel et la petite plage. Le sable lui brûle la peau, elle se hâte d'arriver au bord de l'eau où une vague vient caresser ses orteils.
Elle marche en direction du large et s'enfonce dans la fraîcheur du grand lac qui l'engloutit toute entière. La jeune femme nage, bien au-delà des bouées, puis fait la planche quand la fatigue s'empare de ses muscles. Elle reste ainsi une minute, à la frontière de l'eau et du ciel, les cheveux en soleil autour de sa tête. Elle a envie de se fondre dans cet environnement liquide.
Personne aux alentours.
Elle dénoue la cordelette derrière sa nuque et fait glisser sa culotte jusqu'à ses chevilles. Son maillot au bout des doigts, Alice s'abandonne aux flots et savoure la joie rare d'être nue sous le zénith. L’eau se fait soie, l’enveloppe et la caresse. Des frissons parcourent son corps entier. Elle prend une grande inspiration, ferme les yeux et se laisse couler vers le fond froid du lac. Le changement de température remonte le long de ses membres pour atteindre ses cuisses, là où Joaquín l’avait caressée la veille, en cachette, sous la table de la terrasse alors que la fête battait son plein. Le souvenir de son regard inquisiteur, de sa bouche entrouverte provoque une onde de désir qui vient se loger dans les parois de son sexe.
Manquant d’air, elle remonte vers le bleu topaze de la surface et se dirige vers le radeau situé à une trentaine de mètres de la rive. Souple, elle se hisse hors de l’eau et s’étend sur les lattes de bois lisses. Le roulement des gouttelettes, le long de son cou, dans la vallée creuse de ses aisselles, derrière ses genoux, la ramène aux événements qui ont suivi les premiers effleurements des doigts de Joaquín. Elle se sent vibrer à nouveau. Imitant ses gestes à lui, elle pose une main sur son pubis et se délecte de la douce pression qu’elle y applique. Lentement, elle fait glisser son index vers l’ouverture de sa vulve, sa respiration s’intensifie et s’accélère, tout son corps se tend comme les cordes d’une harpe, dans l’attente de la délicieuse mélodie que ses doigts s’apprêtent à jouer.
Alice ferme les yeux. Elle perçoit le clapotis régulier de l’eau contre le radeau et un léger grincement de toute la structure qui la soutient. Le mouvement de va-et-vient que la masse liquide applique au radeau semble se calquer sur celui de sa main. Saisie d’un étourdissement, elle ouvre les yeux sur un ciel imprégné d’une lumière d’après-midi. Une ou deux mouettes passent. Leurs cris rauques emplissent l’espace. Des images de la veille ressurgissent, tandis que la main décrit des cercles plus larges – lèvres, anus, cuisse, clitoris. Le sexe de Joaquín durci qui repose sur le ventre, patient, tandis qu’elle effleure son torse de ses ongles. Le velours de ses yeux plongés dans les siens. Une vague d’excitation parcourt le corps de la jeune femme, gagnant le sommet de son crâne qu’elle sent comme coiffé de milliards de petites antennes prêtes à capter le plus infime souffle d’air.
L’onde continue sa course, se propage dans les plis du corps de la jeune femme, embrasse courbes et contours, laissant dans chaque muscle une douce tension, comme un appel à la délivrance, alors que les cercles tracés par ses doigts se resserrent. Accélérant le rythme de son va-et-vient, elle sent la lame la soulever, la crispation s’intensifier, ses orteils se recroquevillent sous l’assaut. L’image des longs cheveux de Joaquín qui reposent sur son ventre. Son visage enfoui entre ses cuisses. Sa langue qui dessine des lignes mystérieuses. Le supplice des mains qui descendent le long de ses jambes, pressant sa chair, massant jusqu’à ses pieds, apaisant et ravivant à la fois les contractions qui les animent.
Les visions se succèdent dans un tourbillon, la jouissance affleure au bout de ses doigts qui s’agitent, et cependant l’assouvissement ne vient pas. Son corps semble soudain lui résister. Une inquiétude familière voit le jour dans son esprit, la même irritation rampante l’assaille. Les cris de mouettes se font insistants, le clapotis de l’eau qui la berçait jusqu’alors lui donne mal au cœur et le grincement du radeau devient assourdissant. Le froid lui fait rouvrir les yeux, ses iris se rétractent, éblouis par la vive lumière, et la frustration confuse de la veille la saisit à nouveau.
Alors elle repense à ce que Rachel lui racontait, le soir d’avant, entre deux verres de gin. L’habitude qu’elle avait de se toucher, comme elle disait, pour noyer les soucis de la journée dans des orgasmes qui la conduisaient directement au sommeil, et qui semblaient pour elle aussi anodins qu’une tisane calmante ou qu’un exercice de respiration. Elle repense aussi à Joaquín, au regard bienveillant mais hésitant qu’il avait plongé dans le sien quand elle avait repoussé sa tête. Ce n’était pas la peine, il pouvait arrêter. Il ne semblait pas fâché, c’est sûr, mais peu importe. C’est elle qui est en colère, qui en veut sourdement à son corps d’être trop lourd, opaque, comme s’il finissait toujours par faire écran entre la jouissance et elle, trop conscient du monde alentours – soleil, sol, souffle – pour se laisser glisser dans l’abandon total.
Nue sur son radeau, Alice n’a plus envie de le toucher, ce corps qui refuse de se dissoudre dans le plaisir. Elle n’a pas non plus envie de plonger à nouveau dans l’eau froide, de regagner la rive, de retrouver Rachel et son mal de tête. Alors elle ferme les yeux et se prend à rêver qu’elle habite une autre peau, plus docile. Qu’aurait-elle fait de Joaquín si elle avait été sirène, resplendissante de liberté dans les ondes sauvages du lac, et que cela avait été son corps à lui qui se trouvait là, étendu sur le radeau, exposé à son regard et à ses envies ? Se serait-elle abandonnée tout entière à l’amour comme l’ondine de la légende ? Elle essaie de se représenter les prémices d’une passion dont la puissance a dompté l’esprit puis le corps de la nymphe, jusqu’à ce qu’il ne reste d’elle que de l’écume.
Dissimulée derrière le promontoire de rochers, Alice observe Joaquín de loin, d’un regard d’abord retenu et timide, se faisant curieux puis ardent au fil de ses découvertes. Elle se délecte de son visage oscillant entre éveil et somnolence. Ses traits marqués et volontaires sont adoucis par une bouche aux lèvres pleines, d’une couleur bois de rose, laquelle dessine volontiers un sourire mutin au seuil du sommeil. Les méandres de ce corps étendu guident la poursuite de son exploration visuelle. Les épaules, les bras lâchés de part et d’autre du torse, le ventre, puis la verge.
Incapable de résister au désir suscité par l’homme entièrement livré, presque vulnérable, elle nage jusqu’au radeau avant de s’y hisser le plus discrètement possible pour que Joaquín demeure dans son état de langueur bienheureuse. Sans le toucher, elle se place au-dessus de lui, l’entoure de ses bras et de ses jambes. La fraîcheur des gouttes d’eau perlant du corps d’Alice le sort progressivement de sa torpeur. Mais avant qu’il ne puisse décider si la naïade est réelle ou issue d’un songe, elle s’allonge sur lui et love ses jambes nues autour des siennes, savourant le contraste de sa peau humide contre celle dorée par le soleil de son amant.
Sa bouche fraîche parcourt le torse chaud, découvrant, les une après les autres, les vagues discrètes formées par ses côtes. Ses lèvres descendent encore et encore afin de découvrir la douceur de son ventre se soulevant au rythme de sa respiration de plus en plus rapide. Ses mains remontent le long de ses cuisses. Collée à lui, Alice sent une chaleur entre ses seins. Sa bouche curieuse cherche à en découvrir l’origine : dans la continuité de son exploration elle goûte un phallus, dur et docile. Ses petites lèvres se réchauffent et se gonflent. Poussée par l’excitation, sa bouche parcourt timidement ce corps étranger. Sa langue délicate longe la peau fine. Elle glisse sa main vers sa vulve pour éprouver cette autre humidité, chaude et liquoreuse, qui l’englobe dans sa totalité. Un cri au loin se fait entendre.
Alice ouvre les yeux. Il lui faut quelques clignements pour s’habituer à la lumière. Elle se redresse, tourne la tête, on lui fait de grands signes. Elle replonge dans le moment présent et nage jusqu’au rivage pour rejoindre Rachel, un sourire au coin des lèvres.
– FIN –